Une vieille histoire de famille : la vente de l'étude du notaire Eugène Arnaud

Panonceau de notaire.
Dessin en usage en France depuis 1870.

Documents et photos communiqués par Catherine VIAL, arrière-petite-fille d'Eugène ARNAUD, notaire à La Foye-Monjault de 1878 à 1886.


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Il est de ces brouilles familiales qui comptent dans la vie d'un jeune couple, d'autant plus lorsqu'elles ont des implications financières. En l'occurrence plusieurs documents nous révèlent les raisons qui poussèrent ce notaire à vendre son étude en 1886.

Acquisition de l'étude

Eugène est issu d'une vieille famille de Saint-Florent [1]. Il a 21 ans en 1873, lorsqu'il s'installe à La Foye-Monjault où il est employé comme principal clerc du notaire Louis BERNUCHON. Il arrive en avril, en fin de présidence d'Adolphe Thiers. En France les dernières troupes d'occupation allemandes évacuent encore le pays. Le mois suivant, un krach boursier à Vienne marque le début de la « Grande dépression », une crise économique mondiale qui durera jusqu'en 1896, non sans conséquence pour Eugène.

Successeur désigné du notaire après cinq ans de services, celui-ci acquiert l'étude de BERNUCHON en juin 1878 pour 30 000 francs – une mauvaise affaire à en juger par son prix de revente [2]. Comme il ne dispose pas de cette somme (importante pour l'époque [3]), il doit en emprunter la majeure partie [4].

L'argent est prêté par des particuliers, avec un taux d'intérêt de 5% pour des montants allant de 3000 à 7000 fr, remboursables en cinq ans. Les modalités du prêt sont établies devant notaire. Si au terme de cette période on ne peut régler sa dette, ce qui est souvent le cas, il faut réemprunter la somme nécessaire à de nouveaux créanciers [5].

Au cours des années passées au village, Eugène a le temps de se forger des relations avec les habitants. Il est notaire depuis peu lorsqu'il entend parler pour la première fois de Marie Louise BAUDROUX, qui vit seule à Niort avec sa grand-mère. La famille de la jeune femme est originaire du bourg. Déjà orpheline de mère, celle-ci vient tout juste de perdre son père.

Deux ans passent et, à 19 ans, la voilà en âge de se marier. Elle est charmante et peut-être fait-on savoir au notaire qu'elle représente un bon parti quant à sa dot. On ne peut pas exclure que, de son côté, Marie Louise ait vu aussi avec plaisir l'occasion d'échapper à sa tutrice par le mariage.

Les arrangements sont pris : ils se marient à Niort en septembre 1881.

Selon le contrat de mariage, celle-ci est sensée lui apporter 20 000 fr en espèces dans sa dot « provenant de ses gains et économies de la succession de ses pères et mères ». Notons toutefois que le contrat adopte un régime de communauté réduit aux acquêts, c'est-à-dire que les époux ne sont pas responsables des dettes de leur conjoint [6].

En théorie, la contribution de Marie Louise devrait permettre à Eugène de se sortir d'affaire. Mais comme l'argent ne provient pas des parents de la jeune femme, il en ira tout autrement.

Caroline « Angèle » BAUDOU

Marie Louise est la fille unique d'Oscar BAUDROUX et d'Hélène BREUILLAC. Sa mère est âgée de seulement 19 ans lorsqu'elle décède, en 1863, laissant derrière elle un bébé d'un an.

Ne pouvant élever sa fille tout seul, Oscar fait appel à sa belle-mère, Caroline BAUDOU, dite Angèle, veuve de longue date de Marcel BREUILLAC [7] . Celle-ci s'installe alors chez eux où elle va s'occuper de la jeune fille. Les photos ci-dessous témoignent encore de ces années-là, ainsi que des charmes de la Belle Époque.



Marie Louise BAUDROUX, c 1867-70, posant en petite fille modèle.
Ayant perdu sa mère Hélène un an après sa naissance en 1862,
elle fut élevée par Caroline BAUDOU, sa grand-mère maternelle. 



Oscar Clément BAUDROUX, père de Marie Louise,
Receveur à la gare du chemin de fer d'Orléans.

 Ci-dessus, Marie Louise pose avec ses grands-parents paternels,
Jean-Baptiste BAUDROUX et Florence Adèle ROUET.

Marie Louise, communiante, pose au côté d'une femme âgée
qui doit être Caroline BAUDOU, sa grand-mère maternelle. Circa 1875.



À la mort d'Oscar en 1878, Caroline devient seule tutrice légale de Marie Louise.

Les BREUILLAC, famille originaire de La Foye

Marcel BREUILLAC, époux de Caroline, était l'arrière-petit-fils de Pierre BAUDIN, premier maire du village élu en 1790. Son père, André, avait été garde des bois de la commune sous Charles X et Louis-Philippe. [8]

Vers 1840, Marcel monte à Niort afin de travailler dans l'industrie du textile. Il y fait rapidement connaissance de sa femme, Caroline BAUDOU, future tapissière. À leur mariage, les témoins sont tous issus de son milieu professionnel. [14]

Tout au long du XIXe siècle, la famille BREUILLAC vivant à Niort entretient des liens réguliers avec La Foye, et c'est par ce biais qu'Eugène entendra parler de Marie Louise. Ces relations vont bien au-delà des seules visites ou de la correspondance par courrier : l'inventaire de 1846 montre par exemple que Marcel se procure son charbon au village. 

Conséquences d'une querelle familiale

À la mort de Marcel en 1846, les possessions de sa veuve sont modestes : ils louent un atelier de teinture pour 110 fr à l'année, en complément des 500 fr de location de la maison qu'ils habitent rue Basse (avec en rez-de-chaussée, une cuisine, une boutique, une pièce à usage professionnel, et, à l'étage, une chambre et un cabinet de toilette).

À son décès en 1888, en revanche, Caroline habite rue du Parvis Saint-Hilaire (quatre pièces dont deux cuisines, un cellier, une buanderie et un hangar). Elle est devenue propriétaire de deux autres maisons en ville, d'un champ et d'une vigne. [9]

Parmi ses possessions : un bahut de style Louis XIII (datant du XVIIe siècle, toujours dans la famille), un service de table se composant de 60 assiettes, 1 soupière, 1 théière, 2 sucriers, 1 saladier, 3 compotiers, 1 pot au lait, 6 coquetiers, 1 saucier, 2 beurriers, 12 soucoupes et 12 tasses à café, 4 plats ronds, 4 plats longs, en porcelaine avec filets or portant les initiales A.B., une armoire contenant 75 draps de lit, 70 nappes prisées, 144 serviettes en toile, 110 essuie-mains et 48 serviettes de toilette...

Le cellier, lui aussi, est bien garni : 560 bouteilles de 75 cl et 1 l, mélangées de rouge de Saintonge des années 1881 et 1884, 40 autres bouteilles de 75 cl chacune de vin blanc de Saintonge, et une caisse contenant 35 bouteilles de 75 cl chacune d'eau de vie vieille de Saintonge (une telle quantité de vins pointe vers une relation avec des négociants, sans doute par l'intermédiaire des liens qu'Eugène entretient avec le village. Les années 1881 et 1884 sont significatives : ce sont les deux dernières bonnes récoltes à La Foye avant la décimation des vignes par le phylloxéra). [13]

De toute évidence Caroline BAUDOU n'est pas démunie. Pourtant la dot promise en 1881 se fait attendre. C'est que la grand-mère s'est visiblement querellée avec Eugène, comme il apparaitra plus tard dans son testament. Qu'a pu faire le notaire pour la vexer à ce point (mis à part réclamer
la dot de sa femme) ?


Marie Louise, jeune femme, c1880-85.

Durant les années qui suivent son mariage, en raison de la crise économique qui provoque également une baisse d'activité chez les notaires, les affaires vont mal. Eugène n'a d'autre choix que de continuer à emprunter. La situation financière du jeune couple devient peu à peu intenable.

Finalement le 28 octobre 1886, il doit céder son étude au clerc Joseph LEMOINE [10]. La vente lui permet de transférer le restant de ses dettes au nouveau notaire, comme en témoignent plusieurs actes de 1887 et 88. À cette date, il doit encore au moins 16 000 fr. [11]


Carte titrée "Famille ARNAUD-GEFFRÉ" c1880. André Victor GEFFRÉ est l'époux de
Marguerite ARNAUD, la soeur d'Eugène, peut-être l'une des femmes posant au dernier rang,
avec Marie Louise, troisième en partant de la droite.

Henri, fils unique et héritier

Eugène quitte ensuite La Foye et retourne vivre à Niort où il intègre un cabinet d'expert. Le couple s'installe au 19 rue Saint-Maixent, dans l'une des maisons dont Caroline est la propriétaire. Pourtant, les sentiments de cette dernière à leur égard n'ont guère évolué. Si la grand-mère de Marie Louise parait plus conciliante, c'est parce qu'elle s'est éprise de leur fils Henri


Henri ARNAUD et ci-dessous, c1885
Au XIXe siècle, les jeunes garçons portaient encore
des robes, tout comme les filles. Ces habits traditionnels
étaient une survivance des habits longs du Moyen Âge.


Habitant l'une de ses propriétés, le couple ne peut faire autrement que de la recevoir lorsqu'elle rend visite à leur fils. Caroline semble tirer une certaine satisfaction de l'empire qu'elle a sur eux, mais elle ne leur en garde pas moins secrètement rancune : ayant institué en 1884 leur fils comme seul légataire à leur détriment.

Ce qui ne l'empêche nullement, dans son compte de tutelle fait en 1887, de vouloir faire payer à sa petite-fille les frais de nourriture antérieurs à son mariage (alors que jusqu'en 1878, Oscar lui verse une pension), ainsi que les frais des leçons de français et de piano, en plus de ceux des noces de 1881 auxquelles elle a contribué...

Cette situation nous laisse deviner entre eux une relation empreinte de rancœur silencieuse, souvent conflictuelle et tendue. 

Caroline meurt en octobre 1888. Elle n'est âgée que de 69 ans mais donne presque une impression d'ancienneté, ayant survécu à tant de décès précoces dans la famille.

Quelques jours plus tard, Eugène et Marie Louise sont appelés à comparaître avec plusieurs témoins devant le juge de paix, qui leur lit le testament : 

« Je laisse à ma petite-fille, madame ARNAUD susnommée, l'usufruit, à titre alimentaire et par conséquent inaccessible et insaisissable, en faveur de ses enfants. Dans le cas où ceux-ci viendraient à décéder avant moi, leurs descendants recueilleraient leur part. [...] Si madame ARNAUD venait à mourir avant son mari, laissant des enfants mineurs, je veux et entends que leur père n'ait pas la jouissance légale de la part qui leur reviendra dans le legs que je viens de faire. [...] Monsieur ARNAUD, en sa qualité d'administrateur des biens de son épouse, se trouve avoir des intérêts en opposition avec ceux de son fils mineur. » [12] 

Il y a donc lieu de nommer un tuteur et Théophile GIGAULT, neveu de Caroline demeurant à Paris, est confirmé dans ce rôle. Non sans quelque embarras face aux témoins, Eugène entérine l'acte, devant se contenter de ce camouflet posthume au nom de son fils. La chose faite, il quitte le bureau avec sa femme, léguant cette brouille familiale à la postérité. [5]

Épilogue

L'issue de cette histoire devait préoccuper Eugène pendant longtemps. Il en parlait parfois en famille avec beaucoup d’amertume. À un tel point que plusieurs générations plus tard, on se rappelait encore de la « fameuse dot » ! De l'eau avait coulé sous les ponts, c'était désormais pour en rire…


Henri ARNAUD, c1920 (1.70m, brun, yeux bruns)

Henri, à droite sur la photo, en Algérie vers 1912.
 Incorporé dans les zouaves, il s'embarque pour les Dardanelles le 14 juillet 1916.

Henri (1882-1940) et Léontine BOUHIER (1890-1965), mariés à Niort en 1920.
Né à La Foye en 1882, Henri sera avocat puis rédacteur à la conservation financière
de Casablanca, puis enfin notaire à Barbezieux où il décèdera.


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Notes

[1] Cette famille ARNAUD habitait à Saint-Florent depuis plus de 150 ans. Pierre ARNAULT, époux de Marie GRELET, y était né en 1717.   [<-]

[2] L'étude fut achetée en 1878 à Louis BERNUCHON pour 30 000 fr et revendue en 1886 à Joseph LEMOINE pour 3000 fr de moins. Cette perte pourrait néanmoins refléter la baisse économique de l'époque.   [<-]

[3] Pour comparaison, de nos jours l'achat d'une étude peut coûter 900 000 Euros.   [<-]

[4] En avril, Eugène doit notamment payer 7000 fr comptant. Un emprunt de ce montant est souscrit avec caution de ses parents. Le texte relatif à cet emprunt est transcrit sur la fiche de Jacques ARNAUD, son père. Il dresse la liste des biens et propriétés hypothéqués par ses parents. Ce n'est qu'après la vente de son étude qu'Eugène sera en mesure de rembourser cet emprunt. À cette date, seule sa mère est encore en vie. En tout, sur les 30 000 fr d'achat de l'étude, Eugène sera contraint d'emprunter 23 000 fr.   [<-]

[5] Se référer à la liste des documents consultables en bas de page.   [<-]

[6] Se référer au contrat de mariage consultable en bas de page. Parmi les biens que Marie Louise apportait à leur communauté, se trouvait un piano dit « de Lévesque. » On sait que Marie Louise avait reçu les leçons de piano, que Caroline souhaitait lui faire rembourser peu avant sa mort.   [<-]


Jeunes filles au piano, Auguste Renoir, 1892

[7] Son époux Marcel BREUILLAC, teinturier en soie habitant rue Basse à Niort, décéda en 1846 âgé de seulement 23 ans.   [<-]

[8] Selon un inventaire de 1888, Marcel avait hérité en partie de son grand-oncle Jean BAUDIN, dit Dinet, frère de Marie. 

Les rapports professionnels des employés de la commune tendaient à engendrer des liens familiaux : Hormis Pierre BAUDIN, premier maire de La Foye et André, garde des bois de la commune, on trouve parmi les témoins au mariage d'André et Jeanne ARNAUD, en 1817 : Charles YZEUX, lui aussi garde des bois de La Foye, Pierre BONNEAU, garde champêtre de La Foye, poste qu'occupait Thomas BILLY sous l'ancien régime (garde de la châtellenie), parrain de Jeanne ARNAUD en 1791.   [<-]

[9] Détails extraits de l'inventaire après décès du 11-12-1888, transcription en bas de page. À son décès, Caroline était propriétaire de trois maisons, dont une dans la même rue du Parvis St-Hilaire, au 19, et une autre rue St-Maixent.   [<-]

[10] Alors clerc de notaire à Beaupréau, Maine et Loire.   [<-]

[11] Se référer à la liste des documents consultables en bas de page. Cette somme comprenait 3000 fr dûs à François MORISSON, 3000 fr à Eugène DELAVAULT, 5000 fr à Armand GABET et 5000 fr à Félix GARNAUD, maire de La Foye.   [<-]

[12] Nomination des tuteurs d'Henri ARNAUD suite au décès de Caroline BAUDOU, consultable ci-dessous. Le testament nomme les tuteurs désignés d'Henri : Marie ROUSSEAU, veuve de Jacques ARNAUD, aïeule habitant à Niort ; Pierre BERTRAND, boucher, époux de Marguerite ARNAUD, oncle par alliance habitant Niort ; Victor GÉANT, entrepreneur, époux de Marie ARNAUD, habitant Parthenay ; Eugène POISSONNET, employé aux chemins de fer d'Orléans (tout comme l'était Oscar, père de Marie Louise), oncle Breton par alliance habitant Chabanais en Charente ; Fernand JACQUES, conducteur des Ponts et Chaussées, époux de Georgette CHAUVET, oncle Breton par alliance habitant Poitiers, représenté par Charles BRISSON, menuisier de Niort habitant rue Saint-Maixent ; et Théophile GIGAULT, propriétaire habitant à Paris, cousin au 6e degré représenté par François SIBENALER (ami de Marie Louise), propriétaire habitant Mauzé, ce dernier principal tuteur.   [<-]

[13] Comme le rapporte Maxime ARNAUD : « En 1881, il y eut une bonne récolte en qualité et en quantité. Les gens persistaient à dire que l’on n’avait jamais vu sonner le glas de la vigne, que cette maladie ne serait que passagère. Les jeunes continuaient à s’outiller en matériel de chai et beaucoup empruntaient de l’argent pour le faire. Les années 1882-1883 furent médiocres. Malgré l’espoir, la maladie s’accentuait, les gens commençaient à semer du blé dans les parties premièrement atteintes. En 1884, favorisée par un beau temps, la récolte fut bonne en qualité, mais la quantité fut faible. Ce fut la dernière récolte qui compta. » 

Par ailleurs, Eugène aurait pu à l’occasion se faire payer en nature (vins) par les négociants du village, bouteilles qu’il pouvait ensuite transmettre à Caroline.   [<-]

[14]  Les témoins : Louis DANIAULT, tailleur d'habits, Antoine ROULLAND, teinturier en soie (tout comme Marcel), et Pierre RIFFAULT, tapissier.    [<-]
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