La petite goutte !

Ce matin de janvier 1955, le froid avait saisi tout le paysage. Tout était immobile et silencieux. Une gelée blanche recouvrait tous les prés et les haies, les « palisses » comme on disait alors.

Les deux compères : Albert Prunier et Raymond Drut, un jour d'hiver...
 
Cela n’avait pas empêché Albert Prunier et Raymond Drut, son voisin, de se retrouver de bonne heure à la Grand-Foye au pied du château d’eau. En effet, le bouilleur de cru et son alambic s’y était installé depuis le début de semaine, et toutes les maisons des environs s’étaient fait passer le mot. Dès le premier jour chacun était venu se faire inscrire pour réserver sa place, en ayant pris soin, la veille, de transporter ses barriques contenant les excédents de vin conservés dans le chai.

Le bouilleur de cru devait apporter son bois pour chauffer l’alambic.

Ils avaient rencontré Fernand Racaud qui, lui, apportait une petite barrique qu’il avait rempli de prunes ramassées dans sa fruitière du moulin, et une autre de prunelles cueillies dans les jardins des alentours. Le « bouilleur » avait deux alambics, dont un plus petit destiné aux liqueurs. Cela ferait d’excellentes eaux-de-vie très parfumées à offrir aux amis de passage, ou à servir avec gourmandise au dessert les dimanches.

« Tiens, elle est aussi bonne que celle de l’an dernier ! »

On évaluait sa qualité en goutant le précieux breuvage encore chaud qui coulait lentement du serpentin dans la bassine en métal : « Tiens, elle est aussi bonne que celle de l’an dernier ! », disait Albert d’un claquement de langue. Et Fernand renchérissait : « Quel parfum, mais je suis sûr que ça ne vaut pas ma prune. Vous allez voir tout à l’heure ! » 

Chacun se vantait d’avoir encore des merveilles datant du grand-père au fond de sa cave, et y descendre était un privilège. Cela faisait parfois l’objet d’expéditions entre copains dont ils se rappelaient, émus, des années après. 

L’eau de vie de vin, appelée « la gnole » ou « la goutte » titrait entre 70 et 80 degrés. C’était comme on disait « une vraie boisson d’homme » qui vous pénétrait les entrailles. Tous ceux qui en ont bu s’en souviennent encore. 

Dans la région, on pratiquait la distillation « à la repasse », c’est-à-dire en deux fois. Une première chauffe produisait un distillat qui titrait entre 45 et 50 degrés, puis une deuxième distillation produisait « la blanche » à plus de 70 degrés.

Ensuite on la mettait dans des petits futs en chêne, les « barricots » pour la laisser vieillir, ou bien dans des bonbonnes de verre appelées plus tard « dames Jeanne », souvent protégées par un tressage d’osier. 



On les entreposait à la cave. À la Foye, beaucoup de maisons anciennes possédaient et possèdent encore, pour la plupart, une cave enterrée. Et certaines conservent des plafonds en voute de pierre fort remarquables que l’on peut occasionnellement visiter.

Avec le temps, ces eaux-de-vie se bonifiaient et pouvaient durer des décennies. Il arrive même que l'on retrouve quelques bouteilles enterrées. 

Dans les fermes, on en buvait le matin au fond de la tasse à café, ou plutôt dans le verre à table, car jusqu’à la fin des années 60 le café se buvait dans un verre. Et les anciens s’amusaient des larmes qui coulaient sur les joues des jeunes venus pour quelques jours aider aux moissons d’été, ou à l’automne aux vendanges : « Tiens, cela te donnera des forces ! » 

La Foye, un terroir de Cognac
Dès le début du Moyen-Âge, La Foye-Monjault est réputée pour la qualité de ses vins. Son sol argilo-calcaire est très propice à la culture de la vigne, et tout naturellement, dès le XVIIe siècle, une partie est distillée en eau de vie pour la conservation et l’exportation à l’étranger. Puis peu à peu, les Charentes et la région de Cognac acquerront une réputation internationale. Le vignoble sera classé une première fois en mai 1909, puis complété en novembre 1939 (décret ci-après). Ce classement du Conseil d’état situe La Foye dans l’appellation Cognac Bois ordinaire, c’est-à-dire terroir, de maturation rapide et aux influences océaniques. 

Des négociants réputés
Plusieurs négociants en eau-de-vie se succèderont à La Foye. On relève les noms de Giraudeau et Sauvaget au début des années 1870, ainsi que ceux de Jean Rossignol et de son fils Félix qui habitaient au sud du village (à côté de la ferme Roy). Ces derniers possédaient un alambic et tout le quartier était parfumé. D’ailleurs on baptisera la rue passant devant leurs bâtiments d’un nom très évocateur : « rue de la fiole ». Ils s’enrichiront et se feront construire une grande maison bourgeoise dans la rue du centre, la « maison rouge » qui sera immortalisée dans une carte postale de Fernand Racaud.
 
La maison bourgeoise, ou « maison rouge », ca 1910.

Elle a toujours belle allure de nos jours...


Mais ruinés par la crise du Phylloxéra, ils vendront tout et quitteront la région pour s’établir à Bordeaux dans les années 1880. 

Plus tard, un autre négociant, Louis-Augustin Birard, viendra habiter en face du cimetière. Il possédait des chais de grande taille lui permettant de répondre aux demandes croissantes des habitants. Ses affaires prospèreront. Mais c’est surtout son fils Arthur, associé avec la famille de sa mère, les Gouet, qui acquerra une certaine renommée au village, ce qui lui vaudra de se faire élire maire de La Foye de 1912 à 1919.

Au début des années 1900, celui-ci s’était fait imprimer des enveloppes a en-tête pour sa nombreuse correspondance.


On ne sait pas s’il avait repris un alambic, mais il est probable que ses nombreuses activités ne lui en laissaient pas le temps (il était également capitaine des pompiers de la commune).
 
Mandat préimprimé au nom d’Arthur Birard

L’alcool c’est l’ennemi !
Pendant la Première Guerre mondiale, la production nationale d’alcool sera réquisitionnée, en vue de sa distribution dans les tranchées avant la montée des poilus à l’assaut. Mais cette « eau-de-vie » était souvent de mauvaise qualité (selon sa provenance) et fera des ravages. C’est pourquoi le gouvernement cherchera à en limiter son usage, tout en récoltant au passage quelques taxes... 

Malgré l'implémentation progressive des réglementations qui suivirent, la loi de février 1923 contre l’alcoolisme imposera des restrictions sur l’activité des bouilleurs de cru, ce qui entraînera des révoltes dans plusieurs régions de France.

Atelier de distillation municipal
En 1919, la municipalité proposera d’installer sous les halles au bourg un alambic appelé « atelier de distillation », et qui fonctionnera les lundi, mardi et mercredi. Une demande sera effectuée auprès du directeur des contributions indirectes, mais aucune suite ne sera donnée.

Plus tard en 1922, le conseil municipal proposera au préfet la création d’un atelier public de distillation au village du Grand-Bois, le nombre de viticulteurs y étant important. Là encore, la demande sera refusée car contraire aux directives. Peu à peu les mœurs évolueront, le nombre de vignerons diminuera fortement et la consommation aussi.
 

Il n’empêche que de nos jours le bouilleur de cru passe toujours chaque hiver dans la région, et certains continuent à faire distiller leur récolte de fruits pour produire de savoureuses eaux-de-vie parfumées.

Le bouilleur de cru (dessin de Roland Gaudillière)

Classification de La Foye dans l'appellation contrôlée « Cognac » :


---

Aucun commentaire: