Un monument prémonitoire



En ce dimanche 25 février 1912, Félix Garnaud, le maire de La Foye-Monjault, réunit son conseil de bon matin. Il est 9h. Qu’y a-t-il de si urgent ?

Depuis plusieurs mois, dans le village, circule une pétition pour la construction d’un monument dédié aux enfants de la commune morts pour la patrie. Un comité pour l’édification de ce monument a été créé l’année précédente, en avril. Son président est le docteur Martin, un personnage important du village. Il envoie un courrier au maire pour demander une subvention et l’attribution d’un emplacement.

Nous sommes en pleine période électorale. L’élection du nouveau maire doit avoir lieu dans quelques mois et les tensions s’exacerbent. Ce monument fait beaucoup parler. Plusieurs tendances s’affrontent, en particulier celle d’Arthur Birard, lieutenant des sapeurs-pompiers et négociant en vins. Ce dernier s’est porté candidat face au maire sortant et il s'oppose à l'érection du monument.

La discussion au conseil est très animée. Outre Félix Garnaud, Arthur Birard et Gustave Martin, il y a là les frères Alix et Pierre Barbaud, Charles Sauvaget, Jacques Delage, Jules Nourisson, Migaud et Géoffroy, pour la plupart fermiers au village. Garnaud faisant partie du comité de soutien, il essaie de convaincre, mais, aux vues des oppositions farouches, met la délibération aux votes.

Le « oui » l’emporte de justesse mais les quatre conseillers qui ont voté contre demandent à ce qu’une protestation solennelle soit inscrite à l’ordre du jour. Une subvention de 60 francs est accordée et l’emplacement sera au bord de la place centrale, juste en face des halles. Une approbation sera obtenue de la préfecture.

Des dons avaient été demandés aux habitants du village afin de compléter le financement des travaux. Dès la décision prise, le comité envoie une lettre pour offrir le monument à la commune, ce qui sera accepté lors de la délibération de début mars. Puis la construction de l’édifice démarrera sous la conduite d’Albert Dorey, entrepreneur de maçonnerie au village.

Lors de l’inauguration du 21 avril 1912, le docteur Martin prononcera un discours très emphatique tel qu’on les faisait à l’époque. Une copie sera imprimée et distribuée aux habitants :

Imprimé du 21 avril 1912 – Discours d'inauguration
que le docteur Martin débute comme il avait terminé
la pétition de 1911, avec les vers de Victor Hugo :
« Ceux qui pieusement sont morts pour la patrie
ont droit qu'à leur cercueil la foule vienne et prie. »
Une carte postale commémorant ce discours d'inauguration
fut imprimée par la suite (voir image plus haut).

Les élections ont lieu en juin : c’est Arthur Birard qui l’emporte. Le monument est à présent édifié et il est difficile pour lui de revenir en arrière. Mais à chaque occasion, il en profite pour manifester sa mauvaise humeur. 

Des haies d’arbustes ont été plantées et des grilles édifiées tout autour du monument pour le protéger des chiens errants, avec un portillon dont la clé se trouve en mairie. Plusieurs habitants, en particulier ceux qui ont perdu un proche, ont depuis pris l’habitude d’y déposer des fleurs. Pour cela ils amènent des escabeaux afin d’escalader les grilles. Des plaintes sont émises. Lors du conseil du 10 août, le nouveau conseil décide de faire enlever les grilles, mais demande au préalable l’autorisation en préfecture qui renvoie la responsabilité vers le conseil municipal. 

Le docteur Martin écrit alors au préfet pour protester contre cette décision et demande l’arrêt des travaux imminents. Il menace d’envoyer une pétition à la présidence de la République. Malgré cela la municipalité fera enlever la grille. 


Sur cette carte postale, prise de l'intérieur de l'enclos, la grille
est visible derrière le monument. Une plaque avait été apposée
pour commémorer les enfants du village morts à la guerre de 1870.
D'autres étaient dédiées à la guerre du Tonkin (Vietnam) et aux
nombreux morts des épisodes de choléra qui sévirent dans
les casernes, en France, dans le dernier quart du XIXe siècle.
Après la guerre de 1914-18, une nouvelle plaque, hélas beaucoup
plus longue, viendra s’ajouter, suivit par celles de la Deuxième
Guerre, des guerres d'Indochine et d'Algérie.
Deux ans plus tard, prétextant que certains coupaient des lauriers de la haie sans en obtenir la permission au préalable, Arthur Birard fait approuver par le conseil le transfert du monument au cimetière. Un courrier est envoyé fin juillet 1914 au préfet mais celui-ci refuse d’en assurer le financement.

Quelques jours plus tard, le 3 août 1914, la France est en guerre avec l’Allemagne, et la liste des enfants du village morts pour la patrie s’allongera de 34 noms. Une nouvelle plaque sera posée en 1919. 

Ce monument, édifié en 1912 était hélas prémonitoire ! Le traumatisme des habitants sera profond et il ne sera plus question de transférer le monument. Birard n’en reparlera plus.

En mai 1923, Auguste Binet et son épouse Eugénie Benoist, qui ont perdu deux fils au combat –Maurice et Jean –, tous les deux sous-officiers, feront une donation à la commune d’une rente de 204 francs pour l’entretien du monument aux morts. Il est vrai qu’à cette date il y avait un nouveau maire, François Arnaud, qui fera réinstaller la grille.

Décision du conseil municipal de remettre la grille en place (1920).
En 1923, la mairie recevra une donation de la famille Binet
pour l'entretien du monument et des tombes
des soldats au cimetière.
Les plaques des deux fils Binet, tués durant la Grande Guerre.


Le relevé complet des noms figurants sur le monument a été effectué sur Geneanet. Parmi eux, celui d'Albert Dorey, constructeur du monument en 1912, menuisier, cafetier, sous-lieutenant des sapeurs-pompiers du village, mort en 1917 des suites d'une maladie qu'il avait contracté au front.

Déplacement du monument

En 2019, à l'occasion des travaux du parvis de l'église, le monument est restauré et installé au sud de l'église, où se trouvait auparavant la salle de théâtre Sainte-Thérèse :

Ci-dessus : un muret d'enclos en pierres du pays est en cours de construction
sur la photo (fin avril 2019). La municipalité a souhaité faire un ouvrage qui respectait
le caractère du village, en se servant des anciennes techniques de maçonnerie.  
Après la finition des travaux.

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>  Pour en savoir plus à propos du Docteur Martin


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Documents annexes


Petition du comité de soutien pour l'édification
d'un monument aux morts, datée du 20 avril 1911,
avec la liste des pétitionnaires.

Vote du conseil municipal du 27 février 1912 : Birard, Géoffroy,
Migaud et Favreau se prononcent contre, jugeant que la place
du village est trop étroite pour y accueillir le monument.

Coûts des travaux rapportés en 1912
dans le cahier du conseil municipal.

Extrait du registre de délibérations – Acceptation du monument
offert par le Comité, datée du 5 mars 1912. 

Extrait du registre de délibérations – Décision du
nouveau maire Birard de faire enlever la clôture, datée du 10 août,
afin de permettre le libre accès au monument.

Lettre de protestation du Dr Martin envoyée au préfet.

Réponse du préfet, qui juge préférable
de ne pas s'impliquer dans cette querelle. 

Jugeant que l'on narguait son autorité,
le maire Birard ratifie le transfert du monument 
de la place centrale vers le cimetière.

Protestation immédiate du docteur Martin 
qui envoie une seconde lettre au préfet.

Lequel renvoie une fois de plus
la responsabilité vers le conseil.

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