Les derniers gardes champêtres du village (de 1900 à 1970)

(Merci à Claude Roy et quelques autres pour s’être remémorés ces personnages.)

Au début des années 1900, Augustin Dumaine remplace André Papineau comme garde champêtre. Il est vrai qu’à plus de 72 ans, ce dernier a bien mérité son repos. 

Mais après avoir rempli correctement sa mission pendant plusieurs années, le nouveau garde se met à boire. Son travail s’en ressent. Il devient irascible, ce qui lui vaut plusieurs altercations avec le maire Arthur Birard, lui aussi doté d’un fort caractère. Pour les habitants, Dumaine ne fait plus correctement son travail. Entre autres, il ne verbalise pas les dégâts faits par les animaux aux abords de leur propriété. Certains viennent s'en plaindre à la municipalité [1]

Si bien qu'en 1913, Birard décide de le sanctionner. Il suggère au conseil municipal une baisse de salaire. Cependant, même si la rémunération du garde relève de sa responsabilité, il lui faut d'abord en référer au préfet. C'est à ce dernier, Auguste Rang des Adrets, qu'il revient de nommer mais aussi de punir ou de révoquer les gardes champêtres (cf. au décret du 25 mars 1851). Et pour l'heure, il refuse toute sanction à l'égard de Dumaine [2]

Auguste Rang des Adrets, ici dans son bureau d'avocat
à la Cour d'appel de Paris, juste avant qu'il ne soit nommé
préfet des Deux-Sèvres en 1911
.

En 1914, la France mobilise ses armées. Toutes les ressources sont affectées à l'économie de guerre et le budget des équipes municipales est réduit au minimum. Il faut faire avec. L'année suivante, on demande à Dumaine d'aller porter des documents au bourg de Marigny. Une tâche anodine qui ne devrait causer de soucis à personne, mais qui se termine par des vociférations et des insultes... Outré, le maire de cette commune en appelle à son tour au préfet. Cette fois Birard obtient ce qu'il veut : le garde est suspendu pour un mois et doit rendre ses insignes. Lorsqu'il prend connaissance de la sanction, Dumaine s’emporte et donne sa démission… qui est aussitôt acceptée [3].

Pas facile de le remplacer, surtout en temps de guerre. Le maçon Pierre Rossard, dont le beau-père était cantonnier à La Rochénard, se porte candidat. Mais à 78 ans on ne peut pas trop attendre de lui. Et de fait, il décède à peine deux ans plus tard. Originaire d'Aigonnay et père de treize enfants, l'un de ses fils, Léon, avait été infirmier dans les troupes coloniales avant la guerre. Il avait fait la campagne de Madagascar en 1895, puis celle du Tonkin. En 1902, il était parti en Guadeloupe, afin d'aider les réfugiés des éruptions volcaniques de la montagne Pelée. Revenu d'un nouveau périple à Madagascar, il venait d'être envoyé au front avec cinq de ses frères. Rossard ne les reverra pas [4].

Il est succédé par un homme beaucoup plus jeune mais de faible constitution, Octave Migaud, 35 ans, réformé après avoir contracté la tuberculose dans les tranchées. De par sa condition, il aura du mal à assurer sa mission. Déjà ajourné pour faiblesse par le conseil de révision de l'armée en 1903, il n'en avait pas moins été envoyé au feu dès les premiers combats. Il s'était battu en Belgique, dans la Marne puis dans l'Artois, avant d'être évacué. De son côté, le maire est contraint de faire des économies de budget, et dans la mesure où Migaud touche également une pension militaire de 600 francs, il décide avec l'approbation du conseil de réduire son salaire [5].

En novembre 1918, la signature de l'Armistice met fin aux hostilités. Si quelques soldats rentrent au village, parmi lesquels Léon Rossard, gravement malade, certains resteront affectés à leur unité jusqu'en 1920. Pendant ce temps à La Foye, une circulaire demande de réorganiser la police municipale au profit du canton. Cette nouvelle mesure permet d'alléger les responsabilités du garde champêtre. En échange on lui confie la gestion du marché du village et le placement des commerçants.

Mais miné par sa santé et mal rémunéré par surcroît, Migaud décide de partir. On le remplace par un gendarme à la retraite, Louis Viaud, qui ne fera qu'un bref passage à La Foye [6]. Finalement, c'est l'ancien boulanger du village qui prendra la relève. Employé dès 1881 à la Société de PanificationFrançois Deborde est toujours en forme malgré ses 62 ans. Son nouveau métier lui plait. Surnommé « le père François », c'est un petit bonhomme penché sur son vélo au guidon courbe, une figure du village ! Il habite une petite maison au milieu de la rue des Artisans, accolée à la « Métais ». 

Il passera ainsi vingt ans à vadrouiller sur les chemins de la commune... Finalement, à 83 ans, il lui faudra tout de même songer à raccrocher les bottes... [7]

 
Alphonse Nourrisson
En juillet 1939, c'est son gendre Alphonse Nourrisson qui est choisi pour lui succéder [8]. 

Comme presque tous les gardes champêtres qu'a connu le village au XXe siècle, Alphonse n'est pas tout jeune ; il a lui aussi la soixantaine, et c'est un gars du coin. Son père était mort alors qu’il n’avait encore que 16 ans et il lui avait fallu travailler dans les fermes afin d’aider sa mère. Il avait fait son service militaire en 1899 comme conducteur dans un régiment d'artillerie. Après quoi en 1902, il avait épousé Claire Deborde, la fille du garde champêtre. Ils n'auront pas d'enfant.

Alphonse avait été cantonnier au Cormenier, puis, mobilisé en août 1914, on l’avait envoyé loin de chez lui. Il avait d'abord rejoint le 49e régiment d’artillerie à Poitiers où il avait attrapé la dysenterie. La maladie l’avait immobilisé pendant plusieurs mois. Il avait ensuite été affecté à l’armée d’Orient jusqu'en 1917, dans un escadron du Train (avait-il rejoint les garnisons de Salonique et participé à la Campagne des Dardanelles ? Rien ne le précise dans son livret militaire). S'il en était revenu indemne, tous n'avaient pas eu sa chance : Maurice Deborde, son beau-frère, avait été tué lors de l'offensive du printemps de 1918 avec l'un des fils Rossard. 

À son retour, il avait emménagé une maison à étage au milieu de la rue de la Fiole et repris son métier de cantonnier. Au cours des années, ses qualités professionnelles et son sérieux avaient été remarqués. C’est donc tout naturellement qu’il avait été choisi pour remplacer son beau-père.

Il n'est en poste que depuis quelques mois lorsque l'Allemagne envahit la France. Cette fois c'est la guerre qui vient à lui... Sous l’Occupation, il est parfois contraint de gérer certaines situations délicates avec la présence des Allemands, qui réquisitionnent de la nourriture et des animaux. Heureusement, au village, tout se passera bien. Après la libération, la vie peut reprendre comme avant. Les soldats et les prisonniers reviennent au pays, les fermes se modernisent avec l’arrivée des premiers tracteurs. 

Les années passent. Casquette vissée sur la tête, Alphonse vient d’arriver en vélo au milieu de la rue principale de Treillebois. Il est essoufflé : il a peiné dans la côte en venant du bourg. C’est vrai qu’à près de 70 ans, c’est de plus en plus difficile pour lui. Sanglé dans sa vareuse, il se redresse fièrement lorsqu’il rencontre des habitants sur son passage. Les enfants le suivent de loin car c'est un personnage important... Pensez donc, les nouvelles, il les sait avant tout le monde !

Ce qui n'empêche pas les anciens de se moquer gentiment de lui : quelles que soient les questions qu'on lui pose, il répond invariablement « Pas mal, et vous ? »

Après avoir retrouvé ses esprits et garé son vélo, Alphonse réajuste machinalement sa plaque de garde champêtre serrée sur son bras. Preuve qu'il est le représentant de l’autorité au village. 

Puis, se saisissant du tambour accroché au guidon, il se met en position au milieu de la rue.


Sur cette photo prise dans un autre village,
on voit le garde champêtre battre tambour dans 
la rue principale, entouré de quelques villageois.
 
Il commence par un long roulement destiné à faire sortir les ménagères et les enfants de leur maison. Interrompant ses activités quotidiennes, chacun, sur le pas de sa porte, se demande : Tiens c’est Alphonse, qu’est-ce qu’il va bien nous annoncer aujourd’hui ?

Celui-ci se redresse et attend le silence en se lissant les moustaches. Il s'éclaircit la gorge en faisant des « hum, hum » d'une grande virilité. Puis il cherche dans sa poche le papier aux armes de la mairie, et déclame enfin d’une voix forte : 

« Aviiisss à la population ! Il m'a été demandé par l'autorité représentée par monsieur le maire, de vous faire savoir ce qui suit : Par arrêté municipal, tous les chiens errants qui seront trouvés seront mis en fourrière et les propriétaires susceptibles d’une amende... » 

« De même, il est rappelé que chacun est tenu de désherber son bord de rue devant dans sa maison. Une inspection sera faite d’ici un mois… »

Chaque nouvelle est ponctuée de quelques roulements de moindre importance : l’incendie ayant ravagé une meule de foin dans le champ d'Albert, un baptême, un mariage le jour même de la fête de la cochonaille, la vache de Lucien qui a fait deux veaux…
 
Puis viennent celles annonçant un certain degré de gravité : « Nous déplorons le décès de Marie Arnaud au village de Limouillas. L’enterrement aura lieu mercredi et la cérémonie sera à l’église à 11h00. »

« Qu'on se le dise ! » 

Cette dernière phrase, suivie d'un nouveau battement de tambour plus bref, marque la fin de son intervention.

Alphonse ouvre alors le petit cadre grillagé qui se trouve sur un mur, et y placarde le papier de la mairie. Ceux qui n’avaient pu être présent auraient le loisir de venir s’informer plus tard.

Après avoir rangé ses baguettes et accroché son tambour, il enfourche à nouveau son vélo, direction Limouillas... Là, c’est plus plat, mais il y a quand même un bon bout à faire. 

Casquette et képi de garde champêtre. Chaque garde avait les deux :
la casquette était employé au quotidien, tandis que le képi était réservé
pour les grandes occasions (14 juillet, etc.).
 

 
 
 
Ci-dessus, la plaque du garde champêtre
de La Foye, exposée en Mairie.
 
Un tambour similaire à celui du garde champêtre
de la commune, réparé en 1949 à Niort [8b]
 
 
Faire le tour de la commune lui prendra une grande partie de la journée. Heureusement, il se fera offrir à boire chez quelques-unes de ses connaissances, puis déjeunera au Grand-Bois chez François Méloche qu’il appelle « mon conscrit ». 

Pendant qu’il pédale sur les routes et les chemins de cette commune qu'il connait comme sa poche (et qu'il apprécie ou maudit selon la saison), Alphonse se retrouve perdu dans ses pensées. À quoi songe-t-il ? Peut-être au passé, aux joies et aux drames, aux guerres et à tous ceux qu'il a connu. Que de souvenirs accumulés au cours des années ! Ou peut-être pense-t-il plutôt à l'avenir, à ce métier qui se fait vieux, comme lui, comme ce pays qui change...

Et en effet Alphonse vieillit, ce qui préoccupe le maire René Berlouin. En octobre 1951, une maladie nécessite son remplacement [9]. Berlouin propose le poste pour quelques jours au journalier Frédéric Pied, un ancien cantonnier de Saint-Maxire qui avait été transféré à La Foye par la préfecture en 1927. Originaire de Germond et âgé de 63 ans, Frédéric avait été réformé lors de son service militaire en 1910, en raison de problèmes cardiaques. Malgré quoi, il avait été mobilisé et affecté à la défense de Verdun en 1915. Les Allemands l'avaient capturé lors de la prise de la cote 304, et il avait passé trois ans en captivité.

Une fois guérit, Alphonse reprend son poste. Mais peu après, en janvier 1952, il faut encore l’hospitaliser [10]. Il est finalement remplacé en 1959 par Pierre Boyer, un ouvrier agricole [11]. Âgé de 61 ans, Pierre est le petit-fils de Jacques Pérochon, un ancien cantonnier du village, et Octave Migaud, cousin de son épouse, avait été témoin à son mariage. 

Mais il décède peu après et, en 1963, il faut à nouveau recruter. Le maire Albert Rouby choisit alors Marcel Briffaud, un cantonnier à l’excellente réputation [12]. Ce sera le dernier garde champêtre de La Foye. Née en 1910, l'un des deux témoins signataires de son acte de naissance avait été Augustin Dumaine. 

En janvier 1970, en vertu de l'abolition du statut de ce métier, le poste est supprimé. Briffaud prendra alors le titre de cantonnier-chef [13].



Note annexe – À propos du salaire des employés communaux

Augmentation de salaire des employés communaux, datée du 23 juillet 1843 :


Augmentation des employés communaux en 1951 :


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Notes

[1] Registre de l'assemblée municipale : plaintes à l'encontre d'Augustin Dumaine en mai 1913 :

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[2] Réponse du préfet à la demande de diminution de salaire du garde champêtre, datée du 31 juillet 1913 :
 
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[3] Sanction du préfet, suivie d'effets par le maire de La Foye, datée du 19 août 1915 :

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[4] Les frères de Léon Rossard sont : Pierre (67e RI) ; Émile (74e RI), tué au combat en 1918 ; Albert, autre infirmier (9e section) ; Marcel (61e et 14e RIT) ; et Manuel (32e RI). Leur père s'éteint en 1917 et ceux-ci ne rentreront au plus tôt qu'en 1918, à l'exception d'Émile, mort au combat cette année-là.

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[5] Registre de l'assemblée municipale. En vue de faire des économies, le salaire de Migaud passe de 500 à 300 Frs :

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[6] Nomination de l'ex-gendarme Louis Viaud, datée du 7 avril 1919 :

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[7] Nomination (7 octobre 1920), puis 19 ans plus tard démission (25 mai 1939) de François Deborde :

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[8] Nomination d'Alphonse Nourrisson, le 7 juin 1939 :

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[8b] Réparation du tambour en 1949 :

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[9] Remplacement d'Alphonse Nourrisson par Frédéric Pied en octobre 1951 :


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[10] Hospitalisation d’Alphonse Nourrisson en janvier 1953 :


[11] Nomination Pierre Boyer en avril 1959. On lui demande de prêter serment au tribunal d’instance de Niort :


On lui confie également les droits de plaçage au marché municipal :


Et quelques mois après, on lui ajoute la fonction de fontainier, en échange d’une augmentation de salaire :


[12] Nomination de Marcel Briffaud en septembre 1963, suite au décès de Pierre Boyer :

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[13] Suite à la suppression du statut de garde champêtre, Marcel Briffaud reçoit le titre de cantonnier-chef :



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