Souvenirs d'un Vieux Paysan

Dans ce petit livre d'une vingtaine de pages publié en 1947, il revient sur les soixante-cinq années écoulées et décrit la vie quotidienne dans sa commune à partir de 1875. Décade par décade, il conte les transformations, les épreuves et les progrès. Ce faisant, il nous apporte un témoignage irremplaçable sur la condition de vie de nos aïeux à cette époque.

Maxime ARNAUD, né le 18 avril 1875 à Treillebois, est décédé à La Rochénard le 8 novembre 1961. Il descend d'André ARNAULT (ca 1598-1678) et de Pernelle ANDOIRE (ca 1610-1680), qui habitaient déjà au bourg au XVIIe siècle. Maxime fut tour à tour cultivateur, vigneron, écrivain, maire adjoint de la Rochénard et conseiller municipal (de 1923 à 1950). Il participa à la grande guerre et fut résistant durant la 2e guerre mondiale.



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En voici un extrait :
En 1875, à part quelques petits bosquets de bois, il n’y avait que des vignes plantées, en général, à 1,10 m sur le rang et 1 m sur l’autre sens. Les superficies étaient désignées par « rande » et « quartier ». La rande était de 80 ceps et le quartier était de 80 randes, ce qui équivalait à peu près à l’are et l’hectare. 
La population était nombreuse, il y avait beaucoup de domestiques, la culture se faisait au pic, instrument plat à double crochet ; c’était le seul outil connu pour labourer la vigne. Un bon vigneron pouvait labourer dans sa journée 6 à 8 ares de terre. La vigne avait trois façons : La levure, ou premier labour, qui se pratiquait de janvier à avril ; l’abatage de fin mai à juin ; le binage de juin à août ; la taille qui se faisait en février-mars. 
C’était le temps où l’on disait que l’on ne sonnerait jamais le glas de la vigne, que l’on ne verrait jamais les voitures rouler sans chevaux, que l’on ne verrait jamais les hommes voler dans les airs. 
Dans cette immense étendue de vignes, il y avait des arbres : Noyers, cerisiers,  pêchers, quelques rares pommiers, de grands cerisiers sauvages appelés « courants » qui, venus à une certaine taille, étaient abattus et fendus pour faire des cercles de cuves. Les chemins, au milieu des vignes, avaient quatre mètres de large. De distance en distance, il y avait des retraits pour garer les charrettes au moment des vendanges ou déposer le fumier avant sa rentrée dans les vignes qui se faisait au moyen de civières, brouettes et même de hottes. 
Dans les pièces de vignes d’une certaine étendue, il y avait de petites maisonnettes ou cantines où les vignerons se rassemblaient pour prendre leurs repas. Chaque cantine avait son cadran solaire, car guère de vignerons n’avaient de montre. 

Chargement du raisin sur une charrette
Au village, la vie était tranquille ; tous les hommes étant dans les vignes, les femmes s’occupaient du ménage, faisaient le pain car beaucoup de maisons avaient leur four. A part quelques moutons, quelques poules, des lapins, un cochon et un cheval, mais pas dans toutes les maisons, il n’y avait ni bœufs, ni vaches. 
En dehors des vignerons qui, presque tous, connaissaient la tonnellerie, il y avait les tonneliers de métier, les maréchaux, les maçons, les charrons, les menuisiers, les scieurs de long, les cordonniers, les sabotiers, les tisserands, ces trois derniers métiers à peu près disparus. 
A époque à peu près fixe et tous les ans, il passait des savetiers d’Auvergne qui réparaient les chaussures au coin des rues et avaient toutes leurs fournitures dans une hotte qu’ils portaient sur le dos. Les étameurs-rémouleurs, qui venaient du Cantal, les colporteuses et colporteurs, qui avaient leurs marchandises dans des boites qu’ils portaient sur le dos, venant du département de l’Ariège en général. Tout cela a disparu. 

 Étameurs de passage à Saint-Liguaire

Tous les vins de nos régions se vendaient en Gâtine. Beaucoup de vins se transportaient là bas par charrettes. La plupart des transactions se faisaient à Niort où les rouliers de chez nous menaient le vin et les rouliers de Gâtine venaient le chercher. Le transbordement se faisait en général place Saint Jean, place du Roulage, place Strasbourg, route de Paris, place des Douves. Autour de ces différentes places, des auberges logeaient bêtes et gens. Les rouliers ne revenaient jamais à vide. Ceux de Gâtine ramenaient des fûts vides et des cercles de châtaigniers pour la réparation des futailles, car toutes étaient cerclées en bois.

 Chargement des tonneaux en Gironde
Pour la fumure des vignes, le fumier était fourni par le Marais ; il était amené par bateau dans les ports du Vanneau, Irleau, La Garette, Magné. Comme la distance variait de 15 à 18 kilomètres, il fallait partir de bonne heure le matin ; il n’était pas rare de voir partir 15 ou 20 charrettes les unes à la suite des autres. Le soir, pour revenir chargé, il fallait se relayer pour monter les côtes. Il fallait aller décharger le fumier dans les vignes et, le lendemain, bien avant le lever du soleil, il fallait repartir. Le Marais fournissait aussi du foin pour les chevaux, foin et fumier s’échangeaient pour du vin ou de la boisson. 


Le travail était pénible, mais le pays était prospère ; les familles s’entendaient bien, les étrangers domestiques, gens de Gâtine et du Marais apportaient, au moment des vendanges et des foires, la joie et la gaieté qui n’existent plus aujourd’hui. Les foires de La Foye, qui duraient plusieurs jours, pour la Pentecôte et le 25 octobre, attiraient une affluence comparable aux foires de mai à Niort. C’était le grand marché aux vins de la région de Saintonge. 


Cette prospérité ne devait pas durer. En 1878, la première tâche de phylloxéra fit son apparition dans la région de La Foye, dans le fief de La Brousse, entre Limouillas et Treillebois, dans une vigne appartenant à Jacques Arnaud Brigadier, dit Jacquet l’Ami. Personne ne voulait croire au phylloxéra et beaucoup attribuaient cette grande tâche jaune à un coup d’orage. L’année suivante, la tâche s’élargit et d’autres tâches apparurent dans les vignes voisines. 
En 1881, il y eut une bonne récolte en qualité et en quantité. Les gens persistaient  à dire que l’on n’avait jamais vu sonner de glas de vigne, que cette maladie ne serait que passagère. Les jeunes continuaient à s’outiller en matériel de chai et beaucoup empruntaient de l’argent pour le faire. 
Les années 1882-1883 furent médiocres. Malgré l’espoir, la maladie s’accentuait, les gens commençaient à semer du blé dans les parties premièrement atteintes. En 1884, favorisée par un beau temps, la récolte fut bonne en qualité, mais la quantité fut faible. Ce fut la dernière récolte qui compta. En 1886, il n’y avait plus de vignes de rapport, ce fut la fin du vignoble de toute la région. 

Coin de vigne, Languedoc (Edouard Debat-Ponsan, 1886)

La misère qui menaçait depuis plusieurs années éclata ; les gens se trouvèrent  des vignes sans rapport et, comme outillage, un pic ; le blé, cultivé à travers des souches mortes, ne rapportait guère, les meuniers avaient de mauvais clients, n’ayant plus de javelles pour chauffer les fours ; la question du bois vint s’ajouter aux autres. 
La grande désertion commença ; les domestiques partirent ; beaucoup de jeunes gens qui étaient au régiment y restèrent. Ceux qui avaient emprunté de l’argent pour acheter du matériel de chai laissèrent la propriété pour les dettes et partirent. La valeur de la terre était descendue à 100 francs l’hectare. Ce qui avait été des vignes florissantes n’était plus qu’une grande étendue inculte avec des souches mortes. Quel tableau ! 
Et, cependant, il fallait réagir. Quelques jeunes, travailleurs et hardis, mirent carrément la pioche dans les vignes et firent faire des charrues, mal vus de certains vieux vignerons qui espéraient toujours et qui dépensaient leurs modestes économies pour faire la misère. Tous les maréchaux devinrent fabricants de charrues, les gens qui savaient travailler le bois faisaient la perche et l’avant-train, les maréchaux faisaient les socs et les ferrures ; il n’y avait pas de machines à ce temps-là ; tout le travail se faisait à la main. 
Les premiers labours à la charrue se firent à sillons : C’était plus facile de couper le blé à la faucille. Le pays se peupla de moutons qui allaient paître dans les chaumes ; c’était le seul produit. 
Les gens étaient malheureux ; ne voulant pas boire d’eau, ils firent de la boisson avec toutes sortes de choses : Prunes, sorgho, maïs, carottes, betteraves, prunelles, mûres. L’eau aurait été plus saine, mais les vignerons en avaient horreur. Nous, les enfants, nous allions à l’école. Un morceau de pain, la moitié d’un œuf, deux ou trois noix, voilà notre déjeuner ; la mise au pain sec ne nous touchait guère. 
Peu à peu, il se fit des prairies artificielles, et les premières luzernes vinrent de toute beauté. Après l’arrachage des vignes, les premières vaches apparurent, mais la plupart devenaient goutteuses. Il a fallu l’emploi des superphosphates pour enrayer la maladie. Les premiers engrais qui furent employés sur les blés furent les tourteaux de colza à la dose de 1000 kilos à l’hectare. On allait les chercher à Niort, rue de l’Huilerie. 

Arrachage de la vigne vers 1878 [1]

Les vignes finirent par s’arracher et, au fur et à mesure que la culture augmentait, les moutons diminuaient pour faire place aux vaches. Pour tirer profit des vaches, il fallait faire du beurre ; pour faire le beurre, il fallait s’outiller, acheter des pots de terre pour y mettre le lait afin de faire monter la crème, et de grandes casseroles en grés pour la brasser. Quel travail ! Beaucoup firent modifier les foyers de façon à  faire un four pour réchauffer la crème l’hiver ; l’été, il fallait la descendre dans les puits ou les citernes pour la rafraîchir. Que de temps il fallait brasser pour transformer cette crème en beurre, que, bien souvent, il fallait colorer avec du jus de carottes râpées pour lui donner une plus belle couleur et le vendre au marchand à 0,80 franc le kilo ; il fallait 24 ou 25 litres de lait pour faire un kilo de beurre. 
Pendant que la culture se modifiait dans la plaine, il fallait aussi modifier les habitations. Tout le matériel du chai : Cuves, barriques, treuils … fut détruit et en partie brûlé pour transformer les chais en écuries afin d’y loger les vaches, le pays n’ayant d’eau que dans les puits variant de 25 à 30 mètres de profondeur, les municipalités eurent à charge de faire creuser des mares pour faire des abreuvoirs.


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