Le (très) difficile remembrement

Zizanie au village !


Les nombreux remembrements opérés durant le XXe siècle en Poitou ont toujours été source de polémiques et de jalousies, mais les querelles entre propriétaires furent particulièrement vives dans le sud Niortais.

Dans cette région de vignobles datant du Moyen-Âge, le territoire des communes était fortement morcelé, conséquence des ventes et des successions au cours des générations. La culture de la vigne n'ayant toujours nécessité qu'un travail essentiellement manuel, ce découpage en petites parcelles n'avait jamais posé de problème.

Mais à la fin du XIXe siècle, la crise du phylloxéra ruina les vignobles et changea radicalement la donne. Il fallut se reconvertir à l’élevage et à l’agriculture. Ce fut une période de transition difficile pour les paysans. Beaucoup furent ruinés et quittèrent la région.

Après la Seconde Guerre mondiale, la mécanisation progressive imposa par surcroît le réagencement des champs, afin de former de grandes surfaces dont l'exploitation serait plus rentable.

Le village de La Foye-Monjault, situé en plein cœur de ce vignoble, est un témoin de cet épisode pittoresque.


Avant et après : la destruction des vignobles par le phylloxéra
va remettre en cause la division traditionnelle des terrains,
dont le tracé suivait jusqu'alors la forme allongée des rangs de vignes.

Le cadastre

C’est Bonaparte qui le premier lancera le vaste chantier de cadastrer l’ensemble du territoire Français. Institué en France par la loi du 15 septembre 1807, c’était avant tout un moyen d’avoir un outil juridique et fiscal concernant la propriété, ainsi qu'une base pour la collecte de l’impôt foncier.

En ce qui concerne La Foye, ce chantier sera dirigé par François Augustin Vien, géomètre, fils d’un des premiers maires de la commune. Chaque parcelle sera mesurée, répertoriée sur un plan, et son propriétaire identifié. Le plan général et détaillé sera publié en 1820, sous forme d’une grande carte visible actuellement en mairie.

La première chose que l'on remarque lorsque l'on étudie ce plan, antérieur à la crise du phylloxéra, c’est le découpage singulier des terrains en bandes étroites :

Le Fief du Pont à Treillebois.
Le Canton des Casserons, à Limouillas.
Le Fief de la Plante aux Moines. C'est à cet emplacement
que furent plantées les premières vignes, appelées « plantes »,
au début du Moyen-Âge, par les moines du prieuré.

Beaucoup ne font que quelques mètres de large sur 20 à 30 mètres de long. Ils sont constitués de rangs de vignes appelés « randes » dans les documents d’époque. Du XVIIe au XIXe siècle, les actes notariés énumèrent ainsi les nombreuses parcelles des vignerons propriétaires, éparpillées sur le territoire de la commune et parfois même au-delà.

Dans un acte de vente effectué en 1802 par le notaire et maire André Vien, le père du géomètre, on peut lire : « Vente entre Pierre Bernard et Alexis Lévesque, pour le prix de 200 francs, d’une pièce de vigne contenant environ 30 randes, située au tènement du Bouquet, de ladite commune de La Foye-Monjault, confrontant du levant à la terre de Jean Marie Bernard, du couchant à celle des héritiers Gaboriaud, et autres fossés et haies entre deux, faisant partie de ladite vigne, du midi au chemin dit de la Moinarde, et au nord à la terre de feu Pierre Baudin… » 

On voit ici la difficulté à décrire précisément l’emplacement de cette vigne. Vien est obligé d'indiquer le nom des propriétaires voisins ainsi que l'orientation des parcelles attenantes. Pour plus de précautions, il écrit plus loin : « l’acquéreur a déclaré parfaitement connaître ladite pièce de vigne sans autre désignation, et s’en contenter… ».

Il est vrai qu’à cette date, il est difficile d’être plus précis.

L'entrée en usage du cadastre « Napoléon », terminé sous la Restauration, allait résoudre ce problème une fois pour toute. Chaque parcelle porterait désormais un numéro :

Cadastre napoléonien de 1820.

Au XXe siècle, ce référencement était toujours d’actualité, comme on peut le voir sur cette carte de 1937 :

Actualisation des cartes du cadastre de 1936-37. Deux tracés se superposent
en encre bleue et rouge : en bleu, l'ancien morcellement du terrain en planches étroites,
avec sa numérotation, et par-dessus, en rouge, une actualisation des parcelles
constituant ici et là des zones plus grandes et plus pratiques à cultiver.


L'introduction des tracteurs

Jusqu’au milieu des années 1800, tout le travail de la vigne se faisait à la main : taille, entretien, vendanges, même si le labour, le transport des sarments (appelés « javelles ») et la récolte des raisins pouvaient requérir l'emploi d’un cheval.

Avec la crise du phylloxéra des années 1880, la vigne disparut presque complètement pour laisser place à l’élevage et aux cultures céréalières. Les champs se révélaient peu pratiques à exploiter et beaucoup trop petits. Il fallait sans arrêt se déplacer d’un lieu à l’autre et la taille de ces parcelles rendait l'utilisation des tracteurs difficile et peu rentable. Mais l’habitude était là et l’on s’en accommodait.

En 1920, le village avait vu l’arrivée des premiers tracteurs, des MacCormick. Ceux-ci, très couteux pour l’époque, avaient été mis en commun dans le cadre de la Société de battage. Roger Jamard, son président, les utilisait pour des tâches diverses, mais cela restait anecdotique.

Le MacCormick-Deering 15/30. Plus de 100 000 exemplaires
vendus entre 1921 et 1929 (Les tracteurs 15/30, 22/36, 10/20)

On avait également vu l’arrivée des premiers outillages mécaniques dans les fermes (fauchage, fanage, herses, etc.). Toutefois, la traction par chevaux en faisait un emploi limité. 

Il y avait bien eu au fil des successions ou des ventes, des regroupements de parcelles de-ci de-là, mais globalement, jusqu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale, la situation avait encore peu évolué. 

C’est sous le régime de Vichy qu’une loi dite « de remembrement » fut finalement votée, le 9 mars 1941. L’objectif était de fournir un outil juridique plus rapide et facile à utiliser, avec un nouveau découpage qui serait proposé par le service du génie rural.

Pour la région, le tracé de ce nouveau découpage fut confié à J.L. Mahé, géomètre agréé :

Détail des plans de 1941.

Comme on peut le voir ci-dessus, les changements proposés sont importants. Mais nous sommes en pleine guerre, sous l’occupation nazie, et ils ne furent pas mis en œuvre, peut-être en raison de délais administratifs.

Après la Libération, l’ordonnance du 7 juillet 1945 reprend l'objectif de simplification de la loi de 1941. Dans le cadre du plan Marshall, financé par les Américains, des subventions avaient permis à un certain nombre de propriétaires d’acquérir des tracteurs – américains bien sûr. 


Le Ferguson TE20, affectueusement surnommé « Petit Gris »,
fut produit en Angleterre dès 1946 (Massey Ferguson).

À La Foye, le premier tracteur fut acheté par Raymond Morin, du bourg. C’était un Ferguson, acquis chez Canghilem, un mécanicien d’Usseau qui s’était fait importateur pour l’occasion. De son coté, Roger Laidet, bricoleur à ses heures, en avait fabriqué un. Hélas, l’utilisation de pneus de camions, trop lisses, faisait qu'il patinait dès les premières pluies (ce qui amusait tous les voisins).

Progressivement, les autres fermes s'équipèrent à leur tour. Mais les champs, beaucoup trop étroits, n’en permettaient toujours pas une utilisation pratique. Sous la pression des nouveaux propriétaires souhaitant travailler avec du matériel moderne, l'idée d’un remembrement général fini donc par s'imposer : on exhuma le plan de 1941 et un dossier fut déposé en préfecture en 1946.

Trois années de discussions furent encore nécessaires avant que le conseil municipal ne donne son aval, et deux de plus pour la réalisation des plans.

En 1951, une commission d’arbitrage sera nommée, avec des représentants du bourg et de chaque hameau. Joseph Moreau du Grand-Bois en faisait partie. Il se souvient que « pour éviter de trop grandes disparités dans la qualité des terres, on décida d’effectuer le remembrement par Fief, avec l'espoir d'en limiter l’impact. Il fut également décidé d’exclure les quelques vignes que l’on avait gardé dans chaque ferme pour la consommation personnelle… »

Une population divisée

Mais comme toujours, les paysans restaient très attachés à leurs terres. De plus, ceux qui n’avaient pas encore acheté de tracteur n’étaient pas favorables au changement. 

Bien qu’il n’y ait que très peu de différences sur les sols composant la commune (voir annexe ci-après), chacun craignait de récupérer des terres bien moins bonnes que celles qu’il allait céder. Très vite, plus personne ne fit confiance aux commissions : on soupçonnait ceux qui les arbitraient de se servir en premier. Cela entraînait des discussions houleuses sur fond de jalousie. Beaucoup de voisins étaient fâchés et ne se parlaient plus. Les disputes touchaient même les enfants qui se bagarraient et s'insultaient dans la cour d’école...

À gauche, l’hôtel-café du Chêne Vert au bourg.
Dans les années 50, il était tenu par René BERLOUIN.

En 1953, le mandat du maire René Berlouin expira. Tenancier de l’hôtel-café du Chêne Vert situé au centre du village, il avait succédé en 1949 à Édmond Penot, celui qui avait initialisé le remembrement. Berlouin était connu pour ses idées « progressistes », que beaucoup disaient communistes, et qu’il défendait avec conviction. Lors des réunions du conseil municipal, il freinait les velléités d’hégémonies de certains de ses conseillers, gros propriétaires terriens, et les séances étaient très animées. Beaucoup étaient politisés, Droite et Gauche s’affrontaient, et les discussions techniques sur le remembrement étaient minées par les positions partisanes. Cela faisait longtemps que l'on n’avait pas vu un tel déchainement de passion...

Un de ces propriétaires, Albert Rouby, créa une liste d’opposition : il reprochait au maire en exercice de ne pas suffisamment faire avancer les discussions.



Dans son tract électoral, ci-dessus, Rouby accuse Berlouin de faire preuve de condescendance envers les villageois : « Si le remembrement traîne en longueur c’est de la faute de deux ou trois "pauvres types". Dans le sous projet présenté en décembre 1951 par le géomètre, il n’y avait qu’une quarantaine de réclamations… À présent il y en a 114. Souvenez-vous de cette réunion du 8 avril 1952 où nous avons vu M. le maire soutenir publiquement les intérêts du géomètre au détriment de ceux de ses administrés… »

Soutenu par la plupart des agriculteurs, Rouby remportera les élections. Il effectuera deux mandats de maire, jusqu’en 1967.

Pages de couverture du formulaire de transfert de terrain,
concernant ici Albert PRUNIER et Eugène VINATIER.

Le remembrement s’acheva en 1956. L'affaire avait durée dix ans... Après bien des discussions, chacun avait fini par obtenir des parcelles beaucoup plus grandes, bien plus propices à la culture. Mais les rancœurs subsistèrent pendant de nombreuses années.

Ces disputes avaient été mises en scène dès 1932 dans un film muet, Le Remembrement :

Le Remembrement, court métrage en noir et blanc
de Jean-Benoit Lévy (archives Ina.)
Plus tard, il y eu encore des échanges de terres pour améliorer la situation, avant d'en arriver finalement au paysage actuel. Puis ce fut le grand exode rural.

De près de quarante fermes au début des années 50, il n’en subsiste plus aujourd’hui que six. La mécanisation et la mondialisation entrainèrent une transformation complète de la vie du village. 

À partir des années 60, avec la réduction du nombre de fermes, de nombreux jeunes trouvèrent un débouché dans les métiers tertiaires. Beaucoup devinrent postiers, gendarmes, militaires, ou bien travaillèrent à la SNCF. Les femmes, elles, se faisaient de préférence embaucher dans les assurances et les mutuelles, alors en pleine expansion dans la ville voisine de Niort. 

Mais la nostalgie des jours heureux au village fit qu’un certain nombre y revint à l’heure de la retraite. Heureusement, car le nombre d’habitants de la commune avait fortement diminué.

Malgré cela quelques dissensions subsistèrent à l’époque des exploitations laitières. Jusqu’à la fin des années 70, chaque ferme du canton avait l’obligation d’envoyer son lait à la laiterie de Beauvoir. Quand celle-ci ferma, en 1986, il y eut deux clans : ceux qui choisirent la laiterie d’Échiré, et ceux qui préférèrent la laiterie de Surgères, puis, deux ans plus tard, celle de la Chapelle-Thireuil. Une concurrence, souvent sur la base d'une variation minimale du prix d'achat, qui compliquait l’organisation des tournées de ramassage.

La fin des exploitations laitières, au début des années 2000, mit finalement un terme à cette période difficile.


C'qu'en pensent les anciens

Et dans une langue qui était encore en vigueur à La Foye jusque dans les années 50, en tout cas chez les anciens... Paru dans la revue Le Picton n˚116 (mars 1996) :









    À propos du sous-sol de la commune

    La commune de La Foye se situe sur une longue colline de calcaire, recouverte d’une fine couche de terre argilo-calcaire, appelée « groie ». Cette couche, de 10 à 30 centimètres maximum, issue de la décalcification du calcaire, donne un sol brun rougeâtre comportant la plupart du temps des fragments de roche. 

    Fertile mais vite asséchée, elle est très propice à la culture de la vigne. 

    Par contre, pour la culture des céréales ou en prairie pour faire paître le bétail, son exploitation est plus difficile. 

    Certaines zones comme les terres proches du bois des Loges étaient moins recherchées car présentant un sol rouge, gluant l’hiver et dur l’été.

    À l’inverse, les terres entourant le village, et celles à l’est de Treillebois en allant sur Limouillas, avaient la réputation inverse. Parmi elles, le Fief de la Plante aux Moines était particulièrement recherché car composée d’une groie très fine. C’est pour cette raison que les moines l’avaient choisie pour la plantation des premières vignes. 

    Lors du passage de l’élevage à l’exploitation massive des céréales, le problème du manque d’eau devint crucial. Plusieurs effectuèrent des forages mais ce fut compliqué. Par exemple, au Fief du Moulin, il fallut creuser jusqu’à 120 mètres pour en trouver ! Mais c’était le passage obligé pour arriver à des rendements corrects.  Encore de nos jours, certain au village ont la nostalgie de la grande époque de la vigne, et une association, les « Fiefs Viticoles », en entretiennent régulièrement le souvenir.

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    1 commentaire:

    Unknown a dit…

    bonjour je suis la belle fille de Françoise Dagand née Berlouin. vous avez fait un travail magnifique. mais à une ou deux reprises vous avez oublié le "d" final à dagand !!!!

    encore bravo pour avoir fait remonter les souvenirs de Françoise et de François son fils